CHAPITRE VI
Le texte s’arrêtait à mi-page, mais il restait de nombreux feuillets et en tournant celui-ci, je vis que la page suivante n’était qu’un fouillis de notes. Les pattes de mouche de mon ami se bousculaient comme s’il n’avait eu que cette unique feuille de papier et avait voulu en couvrir chaque centimètre carré de ses constatations et commentaires. Les notes descendaient en phalange massive du haut au bas de la page, les marges étaient remplies d’autres notes et, parfois, l’écriture était si serrée qu’il était souvent difficile de distinguer les mots.
Je feuilletai le reste de la liasse et chaque page présentait le même aspect.
Je remis la liasse en ordre et attachai le mot de Philip au coin de la première page.
Je me disais que je lirais les notes plus tard – et j’essaierais de résoudre les nombreuses énigmes qu’elles ne manquaient pas de me poser. Mais pour le moment, j’en avais lu assez, beaucoup plus qu’assez.
Je me disais que ce n’était qu’une blague… Mais non, mon ami n’avait rien d’un plaisantin. Il n’avait pas besoin de l’être. Car il possédait la gentillesse du véritable érudit et quand il disait quelque chose, il avait mieux à faire des mots que de les corrompre en plaisanteries stupides.
Et je le revis lors de notre dernière rencontre, assis tel un gnome tout ratatiné dans le vaste fauteuil qui menaçait de l’engloutir, et je me souvins de ses paroles : « Je crois que nous sommes hantés. » Il allait me dire quelque chose ce soir-là, j’en étais convaincu, mais il ne l’avait pas dit car, au moment même où il allait parler, Philip avait fait irruption dans la pièce et la conversation avait pris un autre cours.
J’étais sûr aujourd’hui, dans ma chambre de motel au bord du fleuve, qu’il était sur le point de me raconter ce que je venais de lire – de me dire que nous étions hantés par toutes les créatures que l’homme eût jamais rêvées, que l’esprit des hommes avait atteint un objectif évolutionniste par le biais de son imagination.
Il avait tort, bien sûr. À première vue, sa conviction était entachée d’impossibilité. Mais, au moment précis où je me disais qu’il devait avoir tort, je savais au plus profond de moi-même qu’un savant de son envergure ne s’embarquait pas sans biscuits. Avant de confier ses réflexions au papier, pour l’unique motif peut-être qu’il voulait mettre ses idées en ordre à son seul profit, il avait dû chercher loin et longtemps. Ses pages de notes explicatives ne couvraient pas, j’en étais sûr, toute l’étendue de ses découvertes. Elles formaient plutôt le condensé de toutes les preuves réunies, de toutes les réflexions entreprises et menées à terme. Il pouvait toujours se tromper, bien sûr, et c’était fort probablement le cas, mais son éventuelle erreur devait s’appuyer sur des faits et sur une logique tels qu’on ne pouvait rejeter son hypothèse à la légère.
Peut-être avait-il voulu m’en parler, essayer sa théorie sur moi. Mais l’arrivée de Philip lui avait fait remettre à plus tard. Et alors, il était trop tard, car il allait mourir dans deux jours, sa voiture en ruine et sa vie écrasée dans une collision avec une autre voiture disparue sans laisser de traces.
Plus j’y repensais et plus j’étais glacé par une peur terrible, une peur que je n’avais jamais ressentie auparavant – une peur qui, venue d’un autre monde que le mien, rampait vers moi, sortait de quelque méandre de l’esprit ancestral, la peur si souvent réprimée, la peur froide, paralysante, la peur qui serrait les tripes d’un homme qui se recroquevillait au fond de sa caverne en écoutant marcher le vampire en chasse dans les ténèbres extérieures.
Se pouvait-il, me demandais-je, se pouvait-il que cet autre monde de terreurs sournoises eût atteint un tel niveau de développement et d’efficience qu’il pût prendre n’importe quelle forme, s’incarner au mieux de chaque objectif ? Pouvait-il devenir une voiture qui rentre dans une autre voiture et, cela fait, retourne à l’autre monde ou à l’autre dimension – à l’invisibilité dont elle avait émergé quelques minutes auparavant ?
Mon vieil ami était-il mort parce qu’il avait percé le secret de cet autre monde dont les habitants devaient leur existence à l’esprit des hommes ?
Et les serpents à sonnettes ? me demandai-je tout à coup. Non, pas les serpents à sonnettes, car j’étais sûr qu’ils étaient réels. Mais le tricératops, la ferme et ses dépendances, la voiture sur chevalet devant le bûcher, Snuffy Smith et sa femme, n’étaient-ils pas réels ? Était-ce la réponse dont j’avais besoin ? Toutes ces choses pouvaient-elles n’être que l’émanation d’un immense potentiel de force cérébrale qui se déguisait à l’envi pour me tendre une embuscade qui, à force de pièges, m’avait fait accepter l’invraisemblable, alors même que j’étais convaincu de sa totale invraisemblance, qui m’avait escorté non jusqu’au canapé du living-room mais jusqu’au sol rocailleux d’une caverne infestée de serpents ?
Et s’il en était ainsi, pourquoi ? Parce que cette force cérébrale hypothétique savait que l’enveloppe de papier bulle envoyée par Philip m’attendait au magasin de George Duncan !
C’était, me disais-je, de la folie pure. Mais quoi, on pouvait en dire autant du carrefour manqué, autant du tricératops, autant de la maison qui se trouve là où elle ne se trouvait pas la veille, autant des serpents à sonnettes. Non, pas les serpents à sonnettes, ils étaient réels. Qu’est-ce qui était réel, en fait ? Comment être sûr qu’il y avait quelque chose de réel dans toute cette histoire ? Au point où en était arrivée la race humaine, si mon vieil ami avait raison, y avait-il encore quelque chose de réel ?
J’étais plus ébranlé que je ne m’en rendais compte. J’étais assis dans ce fauteuil, le regard fixé sur le mur ; la liasse de papiers me tomba des mains et je ne fis pas un geste pour la ramasser. S’il en était vraiment ainsi, pensais-je, notre vieux monde si familier ne nous offrait plus le moindre réconfort ; désormais, la terre n’était plus qu’un tapis qu’on nous tirait sous les pieds, les mauvais génies et les vampires jadis enfermés dans les légendes que les vieillards racontent au coin du feu prenaient chair et os – enfin, peut-être n’existaient-ils pas vraiment en chair et en os, mais ils existaient d’une manière ou d’une autre, ils n’étaient plus de simples illusions. Jadis, nous les décrivions comme un produit de notre imagination et nous avions mille fois raison, sans le savoir. Et encore, s’il en était ainsi, la nature, dans le cours de l’évolution, avait fait un énorme bond en avant, de la matière vivante à l’intelligence, de l’intelligence à la pensée abstraite et de la pensée abstraite à quelque forme de vie à la fois mystérieuse et réelle, une forme de vie, peut-être, qui pouvait décider elle-même quand rester dans l’ombre et quand se montrer au grand jour.
J’essayais d’imaginer quelle sorte de monde cette forme de vie pouvait bien s’être créé, quelles pouvaient être ses joies et ses peines, quelles pouvaient être ses motivations, mais je ne parvenais pas à m’en faire la moindre idée. Mon sang, mes os et ma chair s’y refusaient. Car cette forme de vie devait être absolument différente, séparée de notre espèce par un fossé défiant l’imagination. Autant demander aux trilobites d’imaginer le monde des dinosaures et encore n’était-ce là qu’une faible approximation de la difficulté. Si la nature cherchait des chances de survie par la sélection continuelle des espèces, elle venait de trouver dans ces créatures (pour autant qu’on pût leur donner ce nom) les plus vertigineuses chances de survie car rien, absolument rien de ce qui vivait dans le monde physique ne pouvait les atteindre.
J’étais assis là, je ressassais le problème et les pensées se bousculaient sous mon crâne comme les échos d’un tonnerre lointain ; et mes réflexions ne m’amenaient strictement nulle part. Je n’étais même pas pris dans un cercle vicieux ; mon esprit ne faisait que rebondir de-ci de-là comme un yo-yo manié par un demi-fou.
Je fis l’effort de m’arracher à toutes ces folles pensées et je pus de nouveau entendre les gargouillis, les rires et les gloussements joyeux du fleuve qui parcourait le pays dans sa féerique splendeur.
Je devais défaire mes bagages, sortir toutes les valises et tous les paquets de la voiture, les coltiner jusqu’à la chambre. Et puis, la pêche m’attendait ; à l’embarcadère le canoë tirait sur son amarre, les grosses perches se cachaient dans les joncs et parmi les nénuphars. Et après cela, il me faudrait m’installer dans de nouvelles habitudes et écrire un livre.
Et je me souvins tout à coup qu’il me fallait aussi faire acte de présence à la fête de l’école et au pique-nique surprise.